Artemisia, une femme pleine de ressources
Ces derniers mois, presque tous les médias n’en avaient que pour Artemisia Gentileschi. Son œuvre et sa vie ont fait de ce peintre baroque italien une figure emblématique. Elle fut célébrée et connut la gloire tout au long de sa vie. Or, quelle est sa position sur le marché de l’art ?
Texte : Gabrielle Johansson
Après Londres, le Rijksmuseum Twenthe inaugure cet automne une exposition sur la vie et l’œuvre d’Artemisia Gentileschi (1593-après 1654). Pas moins de vingt tableaux sont présentés à Enschede, aux côtés d’œuvres de ses contemporains (masculins). Sa particularité réside, contrairement à celle de Londres, en la présentation d’un grand nombre d’œuvres provenant de collections italiennes et d’une collection américaine. Le conservateur Joost Keizer explique : « Nous acons travaillé avec l’entreprise italienne stART afin d’établir des contacts avec les collectionneurs, mais avons négocié avec le propriétaire américain de la Bennet Collection. » Quelques-unes des œuvres présentées viennent d’être attribuées à l’artiste italienne, souvent désignée par le simple prénom d’Artemisia.
Créatrice légitime
Les œuvres d’art sont souvent réattribuées au terme d’une longue période. « Il n’est pas rare qu’une œuvre atterrisse sur le marché de l’art. Il est alors procédé à des recherches complémentaires afin d’en estimer la valeur, la plus élevée possible », explique Joost Keizer. « Lorsqu’un tableau est proposé chez Sotheby’s, par exemple, il arrive qu’un spécialiste note des éléments qui remettent en cause son attribution. » Malgré la redécouverte de la figure d’Artemisia, au début du XXe siècle, jusqu’à la dernière décennie, une grande partie de son œuvre a continué à être attribuée à d’autres. Ce qui s’explique, pour partie, par la sensibilisation au genre dans l’étude de l’histoire de l’art. Longtemps, on a ainsi très vite déduit de la grande qualité d’une œuvre que son auteur était forcément un homme. Malgré l’existence de preuves suffisantes, on n’était jadis pas si enclin à attribuer une œuvre à Artemisia. Yaël et Siséra (1620), qu’il sera possible de voir à Twenthe, en constitue un exemple particulièrement parlant : « Cette œuvre porte la signature de l’artiste et rien n’indique qu’elle n’ait pu être réalisée de sa main. La grande qualité de ce tableau a toutefois fait supposer qu’il était l’œuvre de son père, Orazio Gentileschi, ou du moins le résultat d’une collaboration entre les deux. » Il ne s’agit pas d’un cas exceptionnel. L’exposition présentera de nombreuses œuvres signées Artemisia dont l’authenticité fut longtemps contestée. Nombre de recherches furent entreprises ces quinze dernières années et de nouvelles interprétations donnèrent lieu à des développements positifs : « La vente d’une œuvre récemment découverte suscite toujours un grand intérêt de la part des collectionneurs et musées. »
Une main agile
La redécouverte du travail d’Artemisia Gentileschi est, en grande partie, liée à l’avènement de la photographie. A l’époque, on assiste à un regain d’intérêt pour le style du Caravage, dont les clairs obscurs caractéristiques suscitent alors de nouvelles associations. A l’époque, deux historiens de l’art qualifient Artemisia d’ ‘‘imitatrice’’, alors même qu’elle fut populaire jusqu’au XVIIIe siècle. Pouvons-nous pour autant la qualifier de ‘‘caravagesque’’ ? Joost Keizer : « Elle connaissait l’œuvre du Caravage qui était un ami de son père. Son emblématique Judith, souvent utilisée comme clé de voûte pour les attributions les plus récentes, témoigne clairement de l’influence du maître. Or, Artemisia a tout juste 17 ans à la mort de l’artiste et déménage moins de deux ans plus tard à Florence, après un humiliant procès intenté contre Agostino Tassi, autre ami de son père, qui l’avait violée. Des études récentes ont révélé qu’elle faisait preuve d’une très grande faculté d’adaptation sur le plan stylistique et pouvait adopter sans problème le style d’autres régions. » Puisqu’Artemisia fut longtemps considérée comme une imitatrice du Caravage, le public est demeuré aveugle à ses œuvres ne correspondant pas à ces caractéristiques stylistiques. Après son départ de Rome, l’artiste peint à Florence, mais aussi en Vénétie, à Naples et à Bologne, dont elle reproduit avec brio la lumière vive : « Sa Cléopâtre, conservée à la Galerie Giovanni Sarti de Paris, qui par sa lumière plus claire se démarque totalement d’une œuvre caravagesque typique, en est une belle illustration. Un examen minutieux des traits du visage et des reflets de la lumière sur le vêtement nous force à admettre qu’il s’agit d’une œuvre de sa main. Artemisia était capable de surpasser le Caravage. Tandis que les arrière-plans de ce dernier s’assombrissaient à vue d’œil, Artemisia excellait dans la représentation des paysages. Elle s’y entendait aussi à merveille pour reproduire la lumière et les nuages. » Sa vie durant, elle est très vite devenue plus célèbre que son père, en partie à cause de sa faculté d’adaptation à divers styles. Cette diversité stylistique est donc l’une des raisons pour lesquelles de nombreuses œuvres sont attribuées à d’autres artistes : « C’était une femme et elle ne laissait en outre transparaître aucune tendance stylistique claire dans son œuvre. Les experts achoppent aujourd’hui sur cet aspect, ainsi que sur l’ombre projetée par Le Caravage sur l’art italien du XVIIe siècle. Ce qui constituait un avantage de son vivant est devenu un inconvénient sur le marché de l’art. »
Typique d’Artemisia ?
Comment déterminer l’authenticité quand un artiste maîtrise autant de styles différents ? En dehors des quelques œuvres exposées à Enschede, de nombreuses toiles d’Artemisia ne portent aucune signature. Ces quinze dernières années, les spécialistes ont appris à reconnaître sa main dans d’autres aspects que le style caravagesque. Joost Keizer : « Artemisia rend l’expression du visage très reconnaissable. Son habileté à peindre les cols est frappante et il est impossible d’ignorer que ses personnages féminins ont souvent les cheveux détachés. Le tableau de la Bennet Collection, L’allégorie de la gloire (ca. 1640), qui ouvre l’exposition de Twenthe, en constitue une parfaite illustration. Lorsque les historiens recherchent la main de l’artiste, ils examinent d’abord le style et l’aspect général de l’œuvre. Une caractéristique notable se dégage ici : les cheveux détachés, ce qui était tout à fait inhabituel pour l’époque, de même que la personnification des allégories. » Cette œuvre fut d’abord conservée dans une collection italienne, ce qui laisse supposer qu’elle est bien de la main d’Artemisia. Lors de son arrivée au Texas, après une vente aux enchères, de nouvelles études ont permis de l’attribuer définitivement à l’artiste. Les historiens de l’art estiment qu’il est très facile d’établir l’authenticité de certaines œuvres d’Artemisia Gentileschi. L’expert Mauro Natale a, lors d’une exposition, ainsi reconnu spontanément et de façon inattendue la Lucrèce, vendue pour 4,8 millions d’euros par la maison parisienne Artcurial, comme de la main d’Artemisia.
Quel marché ?
L’idée est toujours bien ancrée que les femmes, surtout au XVIIe siècle, étaient en général moins bien payées, en dépit du niveau de qualité élevé de leur production. Ce ne fut pas vraiment le cas d’Artemisia, déjà célèbre de son vivant. Joost Keizer fait ainsi remarquer qu’« elle gagnait très bien sa vie avec ses tableaux, il n’y avait pas de différence flagrante par rapport à ses contemporains masculins. Elle évoluait en toute connaissance de cause dans un univers masculin et insistait toujours pour que ses clients lui versent des sommes décentes. » Qu’en est-il de nos jours ? Longtemps ses œuvres ne furent pas aussi prisées que par le passé et il fallut quelques années pour qu’elles atteignent des prix élevés aux enchères. Son œuvre se trouvait récemment encore dans l’ombre du Caravage, mais aussi dans celle de son père Orazio : « Orazio est toujours plus prisé qu’Artemisia, surtout en Italie. Pour l’exposition d’Enschede, nous n’achetons rien, mais nous payons l’assurance des œuvres prêtées. Ainsi, celle d’une œuvre de son père est étonnamment plus élevée. » De fait, Orazio Gentileschi est de plus en plus prisé des collectionneurs italiens. Pour eux, Artemisia appartient au groupe des artistes baroques italiens du XVIIe siècle et ne représente qu’une partie de l’équation. Dans le reste de l’Europe et aux États-Unis, c’est une autre histoire : « Elle y est un symbole de féminisme, emblématique dans l’histoire de la peinture des femmes. En dehors de l’Italie, on réfléchit beaucoup plus à la façon dont elle a défendu sa position dans cet univers masculin. C’est un aspect auquel nous attachons une grande importance dans l’exposition. » Lors d’une vente parisienne, le musée Getty fit l’acquisition de sa Lucrèce pour près de 4,8 millions d’euros, soit une hausse considérable de sa valeur marchande en dehors de l’Italie. Mais une grande différence subsiste avec les prix obtenus par certaines œuvres de son père, dont la Danaë était adjugée pas moins de 30 millions d’euros. Matthieu Fournier, spécialiste en maîtres anciens et du XIXe siècle chez Artcurial émet à ce propos un avis intéressant : « Dans l’art de la peinture, Orazio demeure plus important qu’Artemisia. Malgré la haute qualité des œuvres de cette dernière, c’est surtout sa vie tragique qui intéresse et fait monter les prix. Si cette Danaë avait été peinte par Artemisia, avec le même niveau de qualité, elle aurait rapporté bien plus que le prix auquel elle fut vendue. » Des expositions monographiques comme celles de Londres et d’Enschede contribuent à susciter un intérêt plus vif sur le marché : « Il existe une très forte demande pour les œuvres d’Artemisia. Des œuvres en partie restaurées sont également adjugées à des prix étonnants. »
Sensation ou qualité ?
Lucrèce (ca. 1627) est le tableau d’Artemisia qui s’est vendu le plus cher. A quoi est-ce dû ? Matthieu Fournier : « Nous parlons ici d’une œuvre autobiographique forte. Dans l’histoire romaine, Lucrèce se suicide après avoir été violée ; on voit donc ici un lien direct avec la propre histoire d’Artemisia, violée par un ami de son père. Active dans un monde dominé par les hommes, elle crée une nouvelle version de l’histoire de Lucrèce. Le thème et la proximité, mais aussi la qualité de l’œuvre et celle de sa conservation sont cruciaux. Cette œuvre se trouve dans un excellent état et a été superbement restaurée jusque dans les moindres détails. » Le destin tragique de l’artiste a, selon l’expert, joué un rôle majeur dans la vente : « Le sensationnel constitue un élément déclencheur. A qualité équivalente, les acheteurs se tournent souvent de préférence vers un artiste à la vie intéressante. » Christie’s, à Londres, adjugeait, le 8 juillet dernier, une œuvre d’Artemisia pour un montant qui doublait largement sa valeur estimative. Vénus et Cupidon, trouvait preneur pour la somme impressionnante de 2.422.500 livres sterling (2.812.500 euros). Ce qui prouvait, une fois de plus, que ses œuvres sont très prisées sur le marché. « Artemisia Gentileschi est considérée comme l’une des plus grandes artistes du XVIIe siècle », souligne Clémentine Sinclair, spécialiste en art ancien chez Christie’s, à Londres. « Grâce à la récente valorisation des carrières et œuvres d’artistes féminines, elle est reconnue comme l’une des plus expressives et marquantes de l’histoire. Cela confère à ses œuvres une force, une résonance et une pertinence supplémentaires. » Vénus et Cupidon avait été exposée en 2002, au MET de New York, alors que la toile se trouvait dans un moins bon état de conservation. Sa restauration récente a contribué à en déterminer la valeur : « De nombreux facteurs entrent en ligne de compte dans la fixation de la valeur. En dehors de l’état, il y a aussi l’attribution, la provenance, les publications et expositions. » Cela signifie-t-il que l’avenir est prometteur sur le marché pour les œuvres d’autres artistes féminines ? « Toutes les artistes féminines ont profité du phénomène Artemisia. Les œuvres de femmes sont populaires sur le marché de l’art et les femmes remportent aujourd’hui d’immenses succès grâce à cette mode », estime Matthieu Fournier. Quant à elle, Clémentine Sinclair entrevoit également de nombreux développements positifs sur le marché de l’art ancien : « On admet, ces derniers temps, que certaines artistes ont été négligées par le passé et qu’il s’agit d’y remédier. Michaelina Wautier en constitue un exemple frappant. Sous-estimée jusqu’à très récemment, elle est maintenant reconnue comme la meilleure femme peintre du baroque flamand et ses œuvres s’arrachent. »
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Exposition Artemisia. Femme & Pouvoir
Rijksmuseum Twenthe
Enschede
www.rijksmuseumtwenthe.nl
du 26-09 au 23-01-2022